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Affaire Sankara, Claude Bartolone place la France en retard sur le Burkina

Affaire Sankara, Claude Bartolone place la France en retard sur le Burkina
11 SEPTEMBRE 2015 |  PAR BRUNO JAFFRÉ
Alors qu’un juge militaire burkinabè s’est lancé dans une enquête qui obtient déjà des résultats au Burkina Faso, la France, par la voix de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, vient de refuser une enquête parlementaire demandée par les députés écologistes et ceux du Front de gauche.

Au Burkina l’enquête avance

Les nouvelles qui parviennent du Burkina Faso sont en effet encourageantes. L’exhumation du corps de Thomas Sankara et des personnes enterrées avec lui, ordonnée par le juge en mai 2015, avait été en son temps très médiatisée, la plupart des quotidiens français ayant alors largement rendu compte de l’évènement (voir une revue de presse à thomassankara.net/spip.php.  Mais depuis, plus rien ! Pourtant, si la publication des résultats des tests ADN se fait attendre, l’enquête a beaucoup avancé.  Ainsi, le bimensuel MUTATIONS daté du 15 août 2015, consacre plusieurs articles à l’avancement de l’enquête. Sous la plume d’Abdoulaye Li on peut lire : « Des dizaines de personnes ont été entendues. A titre de témoins, la plupart d’entre elles ont fait des dépositions intéressantes ». Un témoin de l’enterrement avait déjà été interviewé (voir thomassankara.net/spip.php) mais deux nouveaux témoins ayant enterré les corps se sont fait connaitre. Trois membres du commando ont même été emprisonnés sous les chefs d’inculpation « attentat, assassinat et recel de cadavre ». Il s’agit de « Ouédraogo Nabonswendé, Nacoulma Wempasba et de Tondé B. » dont les noms avaient déjà été cités dans plusieurs ouvrages.  Abdoulaye Li ajoute : « Outre ces trois ex-militaires inculpés, le commando qui est intervenu au Conseil de l’Entente le 15 octobre 1987 pour « neutraliser » le Président Sankara était composé de Ouédraogo Arzouma dit Otis, Nabié N’soni, Kabré Moumouni et Hyacinthe Kafando. Parmi eux, c’est seulement la mort de Otis qui est véritablement attestée. Pour Nabié et Kabré, il n’y aurait aucune preuve formelle. Tous ces soldats étaient sous le commandement de Gilbert Diendéré en 1987 ».

L’enquête se heurte à des difficultés

Nous avons dans un précédent article (voir blogs.mediapart.fr/blog/bruno-jaffre/270315/enfin-l-ouverture-d-une-premiere-enquete-officielle-sur-l-assassinat-de-thomas-sankara) déjà écrit que nous nous inquiétions des difficultés que pourrait rencontrer l’enquête : « Le premier à être interrogé, si une enquête s’ouvre, ne doit-il pas être le général Diendéré le chef du commando qui a assassiné Thomas Sankara ? »
Depuis le début de la transition le général Diendéré, le véritable numéro deux du régime de Blaise Compaoré, semble disposer de forces suffisantes pour se permettre de tenter de déstabiliser la transition, en mobilisant des éléments du régiment de sécurité présidentiel. Il s’est même permis, lors de la dernière crise, d’exiger le départ de tous les militaires du gouvernement (voir blogs.mediapart.fr/blog/bruno-jaffre/140815/burkina-faso-nouvelle-tentative-de-destabilisation). Diendéré qui avait en charge la sécurité, est très probablement soutenu par les Français et les Américains qui ont des bases militaires sur place et avec qui il a longuement collaboré.
Il se trouve que Hyacinthe Kafando, qui dirigeait le commando sur place, était entré en conflit avec ce même Diendéré. A tel point qu’il avait dû fuir le pays et qu’on l’avait même donné pour mort. Il était revenu quelques années plus tard pour se faire élire député du CDP, le parti alors au pouvoir, sans qu’on sache vraiment comment avait été réglé son différend avec Gilbert Diendéré. Abdoulaye Li révèle que Hyacinthe Kafando avait d’abord accepté de participer à une audition dans l’enquête en cours. Agissant directement sous les ordres de Gilbert Diendéré, son témoignage s’avère d’une importance cruciale. Mais on lui aurait proposé un marché, qu’il aurait refusé, et se serait enfui après avoir reçu des menaces.
Dans ce contexte, il est légitime de se demander qu'en est-il des résultats des teste ADN qui ont été effectués sur les restes retrouvés lors de l'exhumation des restes des personnes enterrées le 15 octobre? Le juge d'instruction, un militaire, subit-il des pressions ? Quelque soit le problème rencontré, il est temps pour lui de communiquer car les tests ADN donnent normalement des résultats rapides.
En France, il faut 4 ans pour signifier le refus d’une enquête parlementaire
La première demande de commission d’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara a été déposée le 20 juin 2011 (voir www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion3527.asp), par les députés verts et communistes sans qu’elle n'ait été examinée. Elle a été renouvelée, le texte était identique, en octobre 2012, après le changement de législature. Elle était appuyée par une campagne internationale et avait reçu le soutien de Mariam Sankara.
Au bout du compte, il aura donc fallu environ 4 ans, deux demandes de députés français, deux courriers de députés burkinabè, 4 conférences de presse, deux à Ouagadougou et deux à l’Assemblée nationale à Paris, des dizaines de réunions publique, la venue de Mariam Sankara au palais Bourbon, deux pétitions, l’envoi à tous les députés d’un volumineux dossier de presse (voir thomassankara.net/spip.php) pour qu’une réponse officielle soit enfin donnée à une demande d’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat de Thomas Sankara.

Un refus sous forme d’évitement

Pour justifier son refus, tout en affirmant « souhaiter que la lumière soit faite sur cette affaire », M. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, écrit : « une telle commission d’enquête n’aurait aucun pouvoir pour conduire des investigations dans un autre Etat » et « la procédure judiciaire désormais ouverte au Burkina » lui semble « l’instrument juridique le plus approprié pour rechercher les responsables de cette affaire ».
M. Claude Bartolone feint donc d’ignorer que l’objet d’une commission d’enquête est justement d’enquêter en France. Plusieurs témoignages accusent notre pays d’avoir participé à un complot international et les questions formulées par les députés français à l’origine de la demande sont précises : « Nous devons répondre aux questions suivantes : pourquoi Thomas Sankara a-t-il été assassiné ? Comment cet assassinat a-t-il été rendu possible ? Quels rôles ont joué les services français et les dirigeants français de l’époque ? La DGSE savait-elle ce qui se tramait et a-t-elle laissé faire ? ». Et pour répondre à une partie d’entre elles, c’est bien en France et dans l’entourage des dirigeants de l’époque, François Mitterrand, président et Jacques Chirac, premier ministre qu’il faut mener l’enquête. Et ce n’est pas non plus au Burkina que l’on va répondre à la dernière question sur une participation éventuelle de la DGSE.
En réalité, le traitement de ce dossier semble avoir été bâclé. Les collaborateurs qui ont rédigé la lettre, n’ont probablement pas lu la formulation même de la demande, ce qui ne fait pas honneur au Président de l’Assemblée nationale.
Et que penser du fait que la réponse soit adressée à des membres du réseau international « Justice pour Sankara justice pour l’Afrique », alors qu’ils n’ont fait que transmettre un courrier de députés burkinabè du Conseil national de la Transition dont ils ne sont pas les auteurs ? Faut-il rappeler ici la dimension nationale et internationale de Thomas Sankara qui ne cesse de prendre de l’ampleur ? L’espoir que constitue la transition burkinabè pour le Burkina mais aussi pour le continent ?

Quelques paroles précédents ce refus

Plusieurs courriers envoyés à la présidence française, à Harlem Désir qui a rencontré Thomas Sankara sont restés sans réponse.
La première personnalité socialiste que nous avons contactée, Pouria Amirshahi, secrétaire de la commission des affaires étrangères, aujourd'hui frondeur, avait d'abord eu quelques déclarations sur la violence de Sankara, qui nous avaient surpris. Après avoir rencontré sa famille à Ouagadougou qui lui avait raconté ce qu’elle avait vécu, le député avait changé de ton. Il avait rapidement expliqué qu’il n’était pas partisan d’une commission d’enquête parlementaire, et promis qu’il tenterait d’obtenir l’ouverture des archives diplomatiques. Pour l’instant pas de nouvelles.
Nous avons déjà publié ici les déclarations de Ségolène Royale ou d’Elisabeth Guigou exprimant leur admiration pour Blaise Compaoré blogs.mediapart.fr/blog/bruno-jaffre/160913/silence-sur-les-manifestations-contre-blaise-compaore-au-burkina-faso. Après réception du dossier de presse, Elisabeth Guigou, présidente de la Commission des affaires étrangères, nous a répondu ainsi : « J’ai bien reçu le dossier de presse que vous nous avez envoyé à propos de l’assassinat de Thomas Sankara », suivi de l’habituelle formule de politesse. Un progrès par rapport au silence de 4 ans ! Elle attendait l’avis de la conférence des présidents, selon ce qu’on nous a rapporté, mais il semble, à notre connaissance, que le sujet n’a pas été mis à l’ordre du jour.
Questionné par le quotidien burkinabè Sidwaya sur une éventuelle implication française, Gilles Thibault l’ambassadeur de France au Burkina a répondu : « Je suis désolé mais vous êtes dans le fantasme d’un rôle que nous avons pu jouer ». Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Nul doute qu’il n’aurait pas employé le mot fantasme devant des journalistes français dont nous avons vu plus haut que la plupart ne rejettent pas l’éventualité de la participation de la France à un complot.
Le journaliste Julien Legros a posé la question à différents responsables socialistes dans le cadre de la préparation d’un article pour Le Monde Afrique. Pour Maurice Braud, conseillé aux relations internationales du Parti socialiste : « Le décès du président Sankara est lié à des dissensions internes. La France n’est pas compétente sur le fond du dossier. Ça n’a rien à voir avec des enquêtes sur des affaires où la France était impliquée de près ou de loin. Je sais qu’on veut voir la main de la France partout. Mais on est vraiment dans autre chose. Seule la justice du Burkina qui vient de s’en saisir peut apporter une réponse aux familles endeuillées. »

François Loncle, le digne successeur de Guy Penne

Pour François Loncle, député PS et président du groupe d’Amitié France Burkina Faso à l’Assemblée nationale française, « cette commission d’enquête n’aura pas lieu. Ce n’est pas notre rôle. Le cas Sankara relève des chercheurs, des historiens et surtout des Burkinabè eux-mêmes ! » rapporte Julien Legros dans Le Monde Afrique. Encore faudrait-il laisser les historiens accéder aux archives Secret Défense ! Mais que cache cette réponse anodine ? En fait « François Loncle a été présenté au Président burkinabè par celui qui a sans doute été pendant plusieurs décennies le lobbyiste pro-Compaoré le plus actif à Paris : Guy Penne » écrit Antoine Glaser (AFRICAFRANCE Fayard 2014 p. 2000). Guy Penne, que Pierre Péan a surnommé  « le Foccart de Mitterrand », était le conseiller Afrique de Mitterrand à l'Elysée, avant de devenir sénateur des français de l'étranger. 
Le lendemain du premier jour de l'insurrection au Burkina Faso, François Loncle, interviewé sur RFI, était venu expliquer à RFI que Blaise Compaoré pouvait tout à fait gérer la transition jusqu'aux élections ! Un comble. Pourtant c’est  probablement à François Loncle que les socialistes demandent conseil à propos du Burkina. Avec un tel conseiller, le groupe socialiste n'allait bien sûr pas donner son accord à une commission d'enquête parlementaire sur l’assassinat de Thomas Sankara.
Une procédure judiciaire en France parait aujourd'hui impossible du fait des prescriptions. En refusant une commission d’enquête parlementaire, on empêche donc de rechercher une éventuelle implication  de la France. M. François Loncle renvoie aux historiens sans qu’ils aient accès à l’ensemble des archives. Il ne reste donc que les journalistes, mais pour l’instant aucun en France n’a engagé une investigation sur cette affaire.

L’assassinat de Thomas Sankara est une affaire internationale

Bien entendu, ces hommes politiques se gardent bien d'aborder les questions de fond. L'assassinat de Thomas Sankara n'a-t-il pas scellé l'alliance d’Houphouët Boigny, l'homme des intérêts français dans la région entourés de conseillers issus des réseaux françafricains, avec Mouammar Kadhafi, Charles Taylor, Blaise Compaoré qui portera la guerre au Libéria particulièrement effroyable ? Les français n'ont-ils pas été parmi les premiers soutiens à Charles Taylor, arrivé au pouvoir ? Blaise Compaoré n'a-t-il pas été exfiltré par les troupes françaises parce que la France avait une dette envers lui ?  Sankara n'a-t-il pas été éliminé parce qu'il gênait trop les alliés de la France dans la région comme l'affirme l'émission « rendez-vous avec M. X » consacré à cet assassinat ?

Nul n'est plus sourd que celui qui veut entendre !

Nous nous permettons donc de rappeler une nouvelle fois ce témoignage de Cyril Allenn (ex-chef du parti de Taylor et ex-président de la compagnie pétrolière nationale libérienne),  filmé par le journaliste Silvestro Montanaro, que l'on trouve dans un film diffusé sur la RAI 3 en Italie le 15 juillet 2009 : « Le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des Etats Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française, eux ont pris les décisions les plus importantes » (source : thomassankara.net/spip.php)

Bruno Jaffré

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