Tiken Jah Fakoly : « Ouattara peut réconcilier les Ivoiriens »

En tournée en Europe avec son nouvel album « African Revolution », Tiken Jah Fakoly est arrivé à Berlin le 1er Avril, au moment où la bataille d’Abidjan a commencé dans son pays natal. Dans l’entretien accordé à AfricAvenir avant son concert Tiken Jah revient sur les récents événements de la crise ivoirienne et parle du rôle de la musique dans ces temps révolutionnaires en Afrique.nAfricAvenir : Depuis hier matin les Forces Républicaines d’Alassane Ouattara attaquent les derniers bastions de Laurent Gbagbo à Abidjan. Quelles sont vos sentiments à rapport à cet assaut final?nTiken Jah Fakoly : Je suis triste, parce que la Côte d’Ivoire n’a pas besoin de ça. Quand il y a des élections dans les autres pays, il y a en a un qui gagne et l’autre qui le félicite. Et donc le fait que les choses se soient passées autrement dans mon pays me rend triste. La situation actuelle va faire beaucoup de morts et je sais qu’il y a déjà eu beaucoup de morts hier. Les gens qui sont allés voter croyaient qu’ils allaient retrouver une meilleur Côte d’Ivoire après leurs actes de vote. Maintenant ce sont eux qui se retrouvent mort sous les balles. Donc je suis très triste et j’espère que le jour viendra où Laurent Gbagbo cédera enfin le pouvoir à celui qui a gagné les élections.nVous avez assez tôt déclaré que Gbagbo doit partir. Quelle est votre regard sur ces rumeurs qui disent qu’Alassane Ouattara est dans le camp du FMI et qu’il va vendre la Côte d’Ivoire aux institutions internationales ?nNon, je n’ai pas peur de ça parce qu’à partir du moment où Ouattara est élu par la majorité des Ivoiriens, c’est à nous les Ivoiriens de lui poser nos conditions. Alors si Ouattara envisage de faire des changements politiques c’est à nous de donner nos conditions à Ouattara. Mais si on dit aujourd’hui que Ouattara ne peut pas être président parce qu’il vient de la banque mondiale, parce qu’il est contrôlé par l’Occident, ça veut dire aussi qu’on met la démocratie en cause. On ne peut pas se permettre cela parce que la démocratie est la prise du pouvoir par le peuple et tous ceux qui vont se mettre contre la prise de pouvoir par le peuple, nous devons les combattre. C’est pourquoi je combats Laurent Gbagbo.nLaurent Gbagbo a passé dix ans à la tète de la Côte d’Ivoire et c’est pendant ces dix ans qu’il s’est enrichi, il a enrichi sa famille et ses amis politiques. Sous son gouvernement la jeunesse était manipulée, on leurs a fait croire des choses qui ne sont pas vraies. Donc aujourd’hui je ne suis pas inquiet. Parce que si Monsieur Ouattara arrive et que nous voyons que Monsieur Ouattara ne fait pas les choses dans l’intérêt de la Côte d’Ivoire, notre devoir en tant que reggeaman ou citoyen ivoirien sera de combattre Monsieur Ouattara. On attendra la fin des cinq ans de son mandat et on ira aux élections à nouveau.nA votre avis quel rôle jouent les militaires dans la révolution africaine que vous êtes en train de promouvoir? Dans le cas de la Tunisie et de l’Egypte on a pu constater que le comportement des militaires était crucial pour le succès des soulèvements.nOui je suis d’accord. En Côte d’Ivoire ceux qui avait les armes sont ceux qui avaient la parole. Donc, il faut que les prochains dirigeants africains essaient de mettre plutôt une armée républicaine en place, une armée qui se bat pour le pays et pour celui qui a été élu par le peuple. L’armée aura toujours une force. Mais s’ils voient que la majorité d’un peuple est derrière un homme, ils doivent quand même se ranger derrière cet homme. C’est vrai que pendant la révolution en Tunisie et en Egypte l’armée avait une responsabilité mais c’est le peuple qui a gagné parce qu’une fois que le peuple se mobilise, il gagne toujours.nLa situation en Côte d’Ivoire est évidement très différente de celle de la Tunisie, de l’Egypte et de la Lybie aussi.nLa Côte d’Ivoire est différente de ces trois cas parce qu’en Côte d’ Ivoire il y a eu des élections et il y a un qui a gagné. C’est aussi simple que ça. Donc on ne peut pas se permettre d’interrompre un processus démocratique qui est en marche sur le continent africain. Il faut laisser ce processus continuer.nEst-ce qu’on pourrait dire que ce qui se passe en Afrique du Nord, en Côte d’Ivoire, mais aussi les révoltes au Burkina Faso sont la réalisation de ce que vous avez souhaité quand vous avez intitulé votre nouvel album « African Revolution »?nExactement. L’année passée, au mois de Septembre j’avais déjà parlé de cette révolution africaine. Et voila, son temps est venu. Aujourd’hui en Afrique, cette révolution va simplement continuer parce qu’avant les dirigeants avaient une seule télévision à contrôler. Le peuple avait une seule télé. C’est à travers cette télé qu’il recevait toutes les informations. Aujourd’hui les gens utilisent internet donc ils peuvent recevoir des messages contradictoires et ça fait qu’aujourd’hui le peuple africain n’est plus comme avant. Tous les dirigeants qui sont intelligents aujourd’hui, et qui ont déjà fait plus de 20 ans au pouvoir doivent annoncer que c’est leur dernier mandat. Parce que les mentalités ont changé et tout ceux qui ne se rendrons pas compte de ça vont payer. Comme en Tunisie, en Egypte et comme en Lybie puisque Kadhafi va partir aussi. Nous ne pouvons pas défendre Kadhafi parce qu’il a fait 42 ans au pouvoir. Ça sort de notre critère de défense.nQuel rôle joue la musique dans ces temps révolutionnaires?nLe rôle de ma musique est le rôle de réveil. Mon rôle est de réveiller le peuple. Tout ce qui se passe aujourd’hui ça fait plus de 10 ans que moi j’en parle avec des morceaux comme « Le pays va mal », « Quitte le pouvoir », « Françafrique », « L’Afrique doit du fric » et « Y’en a marre ».  C’est depuis 1996 que je chante ça. Et donc les événements d’aujourd’hui sont un peu l’aboutissement du combat que j’ai mené. Je suis très heureux de vivre ces moments là.
Comment vivez-vous ce décalage entre votre tournée ici en Allemagne et le moment où le drame politique de votre pays arrive à un nouveau point culminant?nQuand je suis sur scène maintenant comme hier soir à Cologne les chansons ont plus de signification. Même pour moi qui les chantais il y a des phrases que je sortais qui collent tellement à la réalité que j’ai ressenti quelque chose. Il y a des gens qui mènent des combats et qui ne voient pas les résultats de leurs combats après leur mort. J’estime que moi j’ai beaucoup de chance de mener un combat, de venir parler des révolutions et de voir 6 mois après que les révolutions aient commencé.nQuel rôle allez-vous jouer en Côte d’Ivoire après que les choses se soient finalement calmées? Est-ce que vous envisagez de soutenir le processus de réconciliation sur place ?nBien sûr c’est-ce que nous allons faire. Avec des musiciens comme Alpha Blondy et Magic System nous allons nous retrouver pour organiser une tournée qui va réconcilier les Ivoiriens. Nous leur dirons « Donnez nous la main, travaillons ensemble !». Et bon, si Ouattara déconne dans cinq ans il faut qu’on le foute dehors et puis qu’on en prenne un autre. nLe message doit être clair, et il faut que les gens sachent que je ne suis pas un soutien à Ouattara, je suis un soutien à la Cote d’Ivoire, je suis un soutien au processus démocratique et je suis un soutien au réveil du peuple. Il faut continuer à réveiller le peuple et la télévision ivoirienne est un grand obstacle puisque Laurent Gbagbo faisait passer les messages propagandistes. Laurent Gbagbo avait une télévision pour faire ces conneries, il était fort pour ça. Il avait réussi à renverser la situation à un moment où tout le monde disait : «Ce sont les occidentaux qui nous font la guerre !». Non, il y a eu des élections, il y en a un qui a été élu, c’est aussi simple que ça.nVous parlez de « démocratie «  et citez souvent les exemples de la France ou de l’Allemagne. Est-ce que le modèle européen de la démocratie est viable si les pays africains se trouvent dans un système international qui les confine à un certain rôle, à une certaine place ? Peut-il y avoir démocratie sans marge de manoeuvre ?nLa démocratie pour moi est un bon modèle. C’est seulement quand les peuples sont désunis, autant que les Ivoiriens sont divisés, qu’il est difficile d’avoir la main libre. C’est pourquoi nous mettons l’accent sur la réconciliation. Nous expliquons aux gens que nous avons les mêmes problèmes. Nos enfants ne vont pas dans les bonnes écoles, quand on est malade on ne se soigne que dans des hôpitaux pourris etc. Donc quelque soit l’ethnie ou la religion nous avons les mêmes problèmes. Et si nous avons les mêmes problèmes on trouvera tous la même solution. Donc le modèle démocratique peut effectivement marcher en Afrique. Ça doit marcher en Afrique puisqu’il n’y a rien de compliqué dedans. Le peuple doit voter et le peuple choisi. A partir du moment où le peuple ne prendra pas les élections comme une guerre, quand on laisse à chacun la possibilité de s’exprimer, ça va donner la force au président qui va être élu de défendre l’intérêt national. nSi Alassane est président les gens de l’occident vont vouloir qu’Alassane fasse ce qu’ils veulent. Mais si les Ivoiriens ne sont pas en majorité derrière Alassane, en voulant protéger son fauteuil, son parti politique et son clan Alassane va composer avec l’occident, alors qu’il faut composer avec l’occident mais dans l’intérêt national et général des Ivoiriens. Le fait que nous soyons désunis joue contre nous, sur le plan national et sur le plan panafricain. Parce que l’Afrique est un paradoxe : l’Afrique à toutes les matières premières dont les pays occidentaux ont besoin pour continuer leur développement. Mais pourquoi l’Afrique est pauvre? Pourquoi les Africains sont pauvres? C’est parce qu’on est désuni.nOn a souvent critiqué Ouattara de ne pas avoir assez de charisme pour faire la politique en tant qu’ancien économiste. A votre avis, est-ce qu’il sera vraiment capable d’unifier la Côte d’Ivoire?nAujourd’hui je pense qu’Alassane Ouattara peut défendre l’intérêt du peuple et puis le peuple peut être réconcilié. Je pense qu’entre Gbagbo et Alassane celui qui n’a pas des messages propagandiste de haine c’est bien Alassane. Alassane a toujours eu un message d’apaisement, un message de réconciliation. Il y a des moments où il était obligé de sortir ses dents pour montrer qu’il ne va pas se laisser faire. En ce qui concerne la réconciliation, Gbagbo n’a pas pu le faire pendant dix ans. Mais tout ce qu’on lui demandait était de réconcilier les Ivoiriens. Donc aujourd’hui on souhaite qu’Alassane passe et je sais qu’il va le faire. Il n’a pas le choix s’il veut appliquer son programme, il faut que ca soit dans la paix.nComment percevez-vous cette révolution africaine en Europe dans vos concerts? Avez-vous  constaté un changement de perspective par rapport à l’Afrique entre les jeunes qui vous écoutent ici?nNotre rôle ici est de parler de l’Afrique aux occidentaux. Quand on parle de la Cote d’Ivoire on ne parle pas de la plage de Bassam et de Sassandra. On parle seulement de la famine et de la guerre. Donc moi je pense effectivement qu’il y a un manque d’information et donc quand nous vivons ici en Europe c’est de ça qu’on parle dans nos concerts. Le public qui nous voit apprend autre chose et à la fin du concert on le sent presque changé. C’est une autre éducation, quelque chose de nouveau par rapport à l’Afrique. Je pense que l’Afrique est un continent qui sort de 400 ans d’esclavage et ça fait seulement 50 ans que nous avons été libérés en tant que nations. Par rapport à cette histoire nous avons besoin d’un peu de temps. J’ai 42 ans, je suis né huit ans après qu’on est été libéré. Maintenant nous sommes en train d’écrire notre histoire et pour vous, les pays comme l’Allemagne ou la France, ça fait déjà 100 ou 200 ans que vous avez écrit votre histoire. On a seulement besoin d’un peu de temps, l’Afrique n’est pas un continent extraterrestre.

Propos recueillis par Moses März et Eric van Grasdorff

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