Achille Mbembe : Je classe Um Nyobè au premier rang des martyrs africains de l’indépendance

Historien, enseignant et chercheur à l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud, Achille Mbembe est l’auteur de nombreux ouvrages sur la période du maquis dans le Sud Cameroun et sur Ruben Um Nyobè. Il a répondu à nos questions concernant le leg de Um Nyobè et explique ce que devrait représenter ce dernier pour les jeunes générations d’Africains. Cet interview a été fait par Paul Yange et publié sur |+| Grioo.
 
Achille Mbembe, vous avez consacré plusieurs ouvrages au leader indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobè. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à sa vie, à son œuvre et à son combat pour l’indépendance du Cameroun ?

J’ai grandi au Cameroun au lendemain des indépendances, à une époque où il était interdit de prononcer publiquement le nom de Um Nyobè, de lire ses écrits, de garder chez soi son effigie, ou encore de se souvenir de sa vie, de son enseignement et de son action. Longtemps après son martyre, tout continuait de se passer comme s’il n’avait jamais existé et comme si sa lutte n’avait été qu’une banale entreprise criminelle.

Mais dans ma famille – et je l’imagine en pays bassa en général et au-delà – cette officielle mise au ban n’empêchait guère qu’au détour des faits et gestes de la vie quotidienne, sa mémoire et celle des luttes pour l’indépendance fut évoquée.

Il se trouve que la sœur de ma propre mère (ma tante Martine Ngo Yebga) avait été l’épouse de Pierre Yém Mback. Ce dernier fut assassiné en même temps que Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958 dans le maquis de Libel-li-Ngoy, aux environs de Bumnyébel. Pierre Yém Mback était le fils unique de Susana Ngo Yém. C’est elle qui, longtemps après la mort de son fils, s’occupa de la veuve de Yém (ma tante) et de ses enfants.

Dans la pure tradition africaine, je considérais Susana comme ma grand-mère. Comme la plupart des gens humbles de chez nous, sa vie avait été une suite d’épreuves et de luttes, les unes toujours plus difficiles que les autres. Mais cette longue vie de luttes et de souffrances n’avait guère entamé sa beauté physique, encore moins dompté son esprit, même si le lot de peines qu’elle avait endurées avait laissé dans son cœur des traces de mélancolie.

Cette tristesse mêlée à la douleur et à l’espérance, j’en fus plusieurs fois le témoin lorsque, par exemple, elle se mettait à chanter les chants d’autrefois – les chants d’espérance qui avaient rythmé le cours du mouvement nationaliste de sa formation en 1949 jusqu’à l’entrée dans le maquis en 1955. Certains jours, au détour d’une tâche domestique, je l’entendais chanter toute seule les chants de lamentations. J’imagine qu’Um ayant été privé de funérailles après sa mort et son enterrement à la sauvette au cimetière de la mission presbytérienne d’Eséka en septembre 1958, ces chants servaient à accompagner son ombre et cherchaient à lui ouvrir la voie d’un possible repos, en compensation de l’inqualifiable injustice dont il fut la victime après son trépas.

Très tôt, je compris que ces chants témoignaient de deux choses. D’une part, ils parlaient du deuil comme du vis-à-vis ultime de la plainte et de la consolation – mais de la consolation dans le sens prophétique de ce terme. D’autre part, ils faisaient signe à un événement, à un surgissement dans lequel finalement s’était joué un évanouissement. Telle était, au demeurant, la signification de l’énigme dont Um fut la manifestation ou, plus précisément, la parabole, ou encore le mystère. À l’époque, je n’avais pas quinze ans.

C’est donc grâce à ma grand-mère que Um Nyobè devint pour moi une sorte d’offrande – ce Um qu’elle appelait souvent de son nom biblique, Ruben, quand ce n’était pas de son nom politique, Mpodol (celui qui porte la parole des siens). La sorte d’histoire que j’appris auprès d’elle ne figurait dans aucun livre. Je découvris pourtant plus tard que l’on pouvait en retrouver les traces dans les archives. Ce que le récit officiel cherchait à disqualifier et à criminaliser sous l’étiquette de « terrorisme », elle l’appelait Nkaa Kundè – le procès (au sens juridique) de l’indépendance.

C’est elle, également, qui me fit prendre conscience du fait qu’au berceau de l’État postcolonial au Cameroun gisait le crâne d’un parent mort, un meurtre qu’il nous faut qualifier d’inaugural. C’est enfin elle qui m’aida à saisir toute la ressemblance qu’il y a entre le meurtre de Um dans le Cameroun colonial et le cri d’Abel tué par son frère Caïn dans la Bible. Je compris alors qu’en voulant exiler Um dans la nuit de l’innommé, le nouvel État indépendant entendait échapper à l’injonction autrefois adressée à Cain : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ?».

Tout cela, c’était avant mes études universitaires. Dès l’âge de quinze ou seize ans, je m’étais promis de contribuer un jour à la « résurrection » de Um. Je voulais contribuer à le relever des morts même si, déjà à cette époque, je sentais bien qu’il ne serait plus jamais là où on le croyait ; que Um serait toujours déjà ailleurs, tout en étant pourtant présent parmi nous, ici, mais pas ici même ; que Um ne serait jamais, malgré le poids du mensonge officiel, un syntagme figé.

Aujourd’hui, j’ai beau faire la part des choses. Je crois que si je me suis tant éloigné spirituellement de mon pays natal sans pour autant cesser de m’en soucier – et sans pour autant qu’il cesse de me créer des soucis – c’est en très grande partie en raison de son refus de reconnaître l’existence de ce crâne d’un parent mort à son berceau, la « part maudite » inscrite sinon dans son état-civil, du moins dans acte de naissance.

Cette affaire de refus de sépulture et de bannissement des morts tombés lors des luttes pour l’autodétermination – cet acte de cruauté à l’encontre du « frère », tout cela très tôt devint non seulement l’objet principal de mon travail académique, mais aussi le prisme par lequel, je m’en rends compte aujourd’hui, ma critique de l’Afrique a pris corps et s’est développée.

Autant Um Nyobè fut célèbre en son temps, car son rayonnement s’étendait dans toute l’Afrique, bien au-delà de son pays le Cameroun, autant on ne peut qu’être surpris par le fait qu’il soit quasi-inconnu des jeunes générations camerounaises et africaines. Comment l’expliquez-vous ?

La question qui se pose depuis 1960 est de savoir si, au lendemain de la colonisation, l’Afrique peut renaître au monde en se tendant à elle-même la main. Il s’agit de savoir si l’Afrique indépendante peut, à travers la relation qu’elle tisse entre ses trépassés et ceux qui leur survivent, contribuer à la manifestation, ici et maintenant, de ce que l’on pourrait appeler l’esprit de vie – l’esprit en tant que la vie qui s’écrit, se trace, trace son chemin, celui de l’espérance et d’une vraie libération. C’est en effet à cela que nous appelle toute notre histoire. Et c’est le rêve dont Um se voulut le témoin et dont sa mort même est la syntaxe.

Malheureusement, de ce point de vue, le Cameroun constitue une figure par excellence de la négativité. Ici, l’on n’a pas compris la place de la sépulture parmi les critères d’humanité, à côté du langage ou de l’outil. Le philosophe Fabien Eboussi Boulaga parle, à ce propos, de la réciprocité des vivants et des morts comme d’un don sans contrepartie marchande puisque sans cette réciprocité, il n’y a pas de transmissibilité possible de la vie. Or l’État postcolonial au Cameroun n’a pas compris qu’un pays qui « s’en fout » de ses morts ne peut, ni faire nation, ni nourrir une politique de la vie. Il ne peut promouvoir qu’une vie mutilée – une vie en sursis. Pour promouvoir une politique de la vie et une politique de la nation, il aurait fallu en effet commencer par une méditation sur la manière de transformer en présence intérieure l’absence physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière par le soleil du trépas, dans l’acte même par lequel ils s’efforcèrent de se mettre debout et de penser par eux-mêmes.

Pour le reste, Um n’est pas connu des jeunes générations parce que ce travail de méditation n’a pas eu lieu. Le Cameroun ne se souvient guère de la colonie et de ce dont elle fut le signe dans l’histoire des races. En viendrait-on à se souvenir de la colonie, on serait obligé de méditer sur l’absence-présence de Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingué, Osendé Afana. On serait forcément amené à donner toute sa force subversive au thème du sépulcre, c’est-à-dire du supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au lieu de rencontre du poétique et du politique.

Ceci dit, les traces et l’ombre de Um sont restées écrites, comme phonétiquement, par-devers l’oubli officiel – oubli dont l’excès de signification, manifeste, constitua pendant longtemps et à lui tout seul un immense aveu. Dans l’acte même d’oublier – fable officielle qui prétendait le consigner à jamais dans l’inexistence et l’exiler dans la nuit de l’innommé – quelque chose est resté de Um.

Mieux, quelque chose restera de Um tant que l’histoire ne sera pas terminée. Un jour prochain, je l’espère du moins, l’État postcolonial reconnaîtra sa mort aussi bien que la dette quant à son nom. Ainsi, les générations de demain ne pourront plus vivre dans l’illusion qu’il « n’était rien ». L’Afrique elle-même pourra enfin se réconcilier avec l’essence testamentaire de son martyre, tout comme elle l’a fait avec celle de Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Steve Biko, Malcolm X, Martin Luther King et tant d’autres. Elle célèbrera l’irremplaçabilité de ce mort, de son nom et du texte dont il fut porteur.

Lorsque vous écriviez certains de vos ouvrages, vous faisiez état d’archives qui, à l’époque, étaient inaccessibles. Ces archives ont-elles été déclassifiées et avez-vous appris des choses nouvelles par rapport à l’époque où vous avez publié Le problème national kamerunais par exemple ?

Je ne pense pas que les archives de l’Armée de Terre qui, à l’époque, se trouvaient à Vincennes, aient été déclassifiées. C’est dans ces archives que devraient se trouver les rapports concernant l’intervention armée française en Sanaga Maritime (sous la direction du colonel Lamberton) et les détails concernant la campagne militaire en pays Bamiléké. L’on devrait également y trouver la version officielle française de l’assassinat de Um. Ces sources devraient également pouvoir indiquer le degré de collaboration qui exista entre les forces d’intervention française et leurs soutiens indigènes.

Une sorte de halo de mystère entoure jusqu’aujourd’hui la mort de Um Nyobè, et diverses théories circulent à ce sujet. Il aurait été trahi par ses proches, par des membres de l’Église, par des combattants de l’UPC (Union des Populations du Cameroun) ralliés. Il a été enterré de façon anonyme. A-t-on une meilleure idée du processus direct qui a conduit à l’assassinat de Um Nyobè en septembre 1958 et des responsabilités des uns et des autres dans sa mort ?

Que le sang de Ruben Um Nyobè ait été versé, la France en porte totalement la responsabilité. Elle est, de part en part, responsable de ce crime. Comme de coutume, elle se servit de ses relais indigènes pour atteindre son objectif.

Georges Chaffard écrivait dans Les carnets secrets de la décolonisation que l’histoire rendrait un jour hommage à Um Nyobè et ses compagnons assassinés sans pour autant dévaloriser celui de leurs adversaires. Avez-vous l’impression que Um Nyobè occupe la place qui lui revient dans l’histoire camerounaise et africaine ? A quelle place situeriez-vous Um Nyobè parmi les grandes personnalités africaines qui se sont battues à l’époque des luttes pour l’indépendance ?

Je le situe au tout premier rang des martyrs africains de l’indépendance. Un jour prochain, quand les générations de demain apprendront enfin à vivre debout, dans la dignité et la liberté, Um reviendra.

Il reviendra quand adviendra la révolution totale du langage et de l’agir – cette espérance qui survit à la mort et qui pousse à ouvrir, comme le dit Jean-Marc Éla, de « nouveaux chemins de la libération».

Um sera de retour parmi nous lorsque l’Afrique aura appris à écrire de nouveau le verbe « être ». Ce retour (anastasis), il faut le comprendre non point dans son sens littéral, mais à la manière d’un soulèvement, d’un refus généralisé de cette sorte de vie morte qui se ramène à de simples morceaux de matière – un se-tenir-debout devant et dans sa propre vie et, s’il faut mourir, alors mourir-debout, comme Um l’avait enseigné.

En septembre 2008, cela fera cinquante ans que Ruben Um Nyobè est mort assassiné. Que représente cette date pour vous et pensez-vous qu’elle serait à marquer symboliquement d’un hommage ?

Chacun entend ce qu’il peut, certes. Mais peut-être faudrait-il commencer par organiser proprement ses funérailles.

Premier préalable, il nous faudrait alors retrouver l’emplacement de sa tombe, car aujourd’hui, nul ne sait véritablement où elle se trouve, ensevelie qu’elle est dans la broussaille du cimetière de la Mission Presbytérienne d’Éséka. Car la déchéance à laquelle on l’a livré est toute entière déjà comprise dans ce lieu même où il a été exilé – sa sépulture, cette douloureuse évidence de l’inhumain traitement que l’on infligea à sa dépouille mortelle et que l’on continue aujourd’hui d’infliger à sa mémoire.

Si Um est destiné à prendre un sens pour l’Afrique, et s’il est vrai que nous voulons maintenir la possibilité d’un rapport de justice entre les morts et les vivants, alors il faut commencer par lui donner une sépulture. C’est en lui accordant cette sépulture que nous arracherons sa mort à la nuit de l’exode.

Que pendant une semaine, partout ou à peu près partout dans le pays, l’on se souvienne de lui en tant que celui qui, pour la première fois dans l’histoire moderne du Cameroun, nous montra qu’il faut, en tous temps, être prêt à se mettre en route. Que l’on se souvienne de lui à travers le chant, la danse, la poésie, la prière et la liturgie, notre musique, les ressorts de notre créativité.

On cherchera, ce faisant, à retrouver la puissance d’évocation – évocation d’un éventail de rêves, de souffrances et d’échecs, mais surtout d’une culture éthique, ce que Um appelait « l’indépendance morale », et qui à ses yeux était une attitude et une pratique. On proclamera la puissance de la rupture, la puissance d’invention et d’entraînement, car telle fut sa praxis. Nous professerons notre adhésion primordiale à la vie, car c’est elle qu’il voulut faire naître – pour tous, colons et colonisés.

Finalement, malgré sa mort qu’on peut qualifier de précoce, Um Nyobè a laissé de nombreux écrits. Certains sont toujours d’actualité comme lorsqu’il affirme qu’on ne doit pas se servir des ethnies comme instrument de luttes politiques. Ses écrits, son action, son destin peuvent-ils constituer un héritage pour les générations futures ?

Il fut le premier intellectuel camerounais moderne dans le sens où c’est lui qui, le premier, pensa de manière critique les conditions d’émergence d’un sujet libre dans cette partie de notre monde.

Après sa mort, son souffle a continué de parcourir la pensée et la créativité des meilleurs d’entre nous, tous ceux qui ont inscrit leur œuvre dans la continuité de la tradition critique qu’il inaugura : et d’abord Mongo Beti, Jean-Marc Éla, Fabien Eboussi Boulaga, Ambroise Kom, Célestin Monga, Basseck ba Kobhio et tous les autres.

Ceci dit, nous n’avons pas encore commencé à le lire vraiment et à déchiffrer son héritage. J’ai la certitude que ce temps viendra. L’on se rendra alors compte de la richesse de ce qu’il nous a légué – sa théorie de la lutte, sa pédagogie du refus, son militantisme ascétique, son concept d’indépendance morale, sa manière de lier la pensée et la vie, d’aller à la rencontre du monde, tout un arsenal intellectuel, pratique et éthique dont l’actualité et la portée politique en ces temps d’obscurité ne fait l’ombre d’aucun doute. 

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